Chers frères et sœurs,
Les trois lectures de ce jour nous parlent des apôtres Pierre et Paul, mais les deux premières illustrent dans le détail l’enracinement de leur mission respective ; Pierre a vécu quelque temps à Jérusalem, là où continuait à régner la famille d’Hérode, celui qui était alors au pouvoir l’ayant fait mettre en prison ; c’est d’ailleurs un autre Hérode, son oncle, qui avait fait exécuter Jean-Baptiste quelques années auparavant ; Pierre, comme les apôtres les plus influents, était menacé à chaque instant par le peuple juif, dont les chefs avaient l’oreille du roi.
L’apôtre Paul, qui écrit à son disciple Timothée vers la fin de sa vie, fait un bilan de son parcours ; il a annoncé l’Évangile dans les grandes villes de l’Empire romain, Corinthe, Éphèse, Athènes et Rome où il est en captivité et il défend le bilan de son activité apostolique ; comme Pierre, il constate qu’il a toujours œuvré dans la précarité et qu’il a échappé à tous les pièges qui lui ont été tendus ; il a appris à ne pas compter sur sa force personnelle, mais à garder confiance dans les secours envoyés par le Seigneur .
Aujourd’hui, nous rendons grâce à Dieu pour ces colonnes qui sont au fondement de la foi de l’Église, Pierre qui constitua l’Église naissante parmi les pauvres d’Israël, et Paul, maître et docteur des nations appelées au salut (préface de la solennité) ; leur foi est parvenue jusqu’à nous dans son intégralité, de sorte que nous redisons chaque dimanche la foi héritée de leur prédication ; et nous n’oublions pas que le Christ a promis à Pierre que l’Église serait plus forte que toutes les puissances de mort ; nous sommes là ce matin pour attester que le Christ est fidèle à sa promesse, même si l’avenir reste incertain.
Ce jour marque pour moi le 50e anniversaire de mon ordination sacerdotale, en ce jour et à cette heure même, à Guiscriff ; voilà une invitation opportune à relire mon parcours, et, depuis que j’y pense, j’observe que l’apôtre Paul a fait la même chose au cours de sa vie, à plusieurs reprises ; on le voit manifester le souci de rester en communion avec Pierre, Jacques et Jean, qu’il appelle les colonnes de l’Église, tout en suivant sa voie propre ; et il constate que c’est le même Évangile qui est annoncé par Pierre aux juifs et par lui-même aux païens.
En relisant les premières années de mon ministère, je me souviens qu’elles se sont déroulées dans une période de turbulences ; celles-ci se manifestaient nettement dans un domaine sensible, celui de la formation des prêtres ; les premières années de mon ministère, je les ai passées dans des maisons de formation, mais les circonstances m’ont conduit à privilégier l’attention à l’appel et donc à m’investir à la fois dans le service des vocations et dans les groupes de recherche vocationnelle ; mais cela ne pouvait se faire en dehors des instances de formation. L’attention aux vocations sacerdotales et religieuses, passait, je le sentais bien, par un accompagnement personnalisé auprès de jeunes qui vivaient en dehors des séminaires ; mais ce travail exigeait une vérification constante auprès des maisons de formation ; comme l’apôtre Paul, il ne s’agissait pas pour moi de courir ou d’avoir couru en vain en suivant uniquement ma route ; j’ai donc fait l’apprentissage de la communion, comme l’ont fait d’ailleurs mes confrères dans le poste qui était le leur.
Par la suite, j’ai eu des ministères plus classiques, comme vicaire à Pontivy, curé de Locminé et curé de Gourin ; ces trois postes constituent la moitié de mon temps presbytéral, avec un total de 25 années ; la bienveillance des paroissiens en a fait des années de grâce partout où je suis passé ; les messes quotidiennes, les messes dominicales, les baptêmes, les mariages, les obsèques, tout ce qui fait le quotidien d’un prêtre en paroisse était l’occasion d’autant de rencontres où exercer la charité pastorale. Je n’ai jamais été seul très longtemps ; dans chacune de ces paroisses j’ai accompagné des séminaristes en insertion assez souvent jusqu’à l’ordination ; j’ai bénéficié aussi, durant de longues années, de la présence d’un confrère plus âgé, qui apportait une collaboration non négligeable en même temps que rassurante pour les paroissiens ; ces prêtres logeaient au presbytère même où dans un presbytère à coté, et nous avions toujours des rapports fraternels.
Depuis plusieurs années, je dispose de mes dimanches pour rendre service là où l’on me fait appel ; je sens ici où là des différences dans l’exercice du ministère qui n’existaient pas de la même manière quand j’étais vicaire ou curé ; mas la bienveillance des paroissiens que je rencontre ou que je découvre aujourd’hui me dit que ces tensions sont surmontables ; partout, on peine, mais nulle part le découragement ne l’a emporté. *
L’anniversaire de mon ordination donne l’occasion de méditer avec vous sur la charité pastorale, une réalité qui traduit dans le langage d’aujourd’hui ce que Jésus dit du Bon pasteur ; pour nous, prêtres, c’est une vertu, un savoir-faire qui vient avec l’expérience ; on peut la considérer aussi comme un don en nous rappelant ce que dit saint Paul « L’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné » (Rom 5) ; cela concerne tous les chrétiens et c’est en premier lieu à eux que pense l’Apôtre.
Toutefois, pour un prêtre, la charité pastorale va résider dans une sensibilité particulière à l’attitude des gens par rapport au message qu’il leur délivre ; le prêtre peut souffrir davantage de l’indifférence qu’il rencontre en annonçant l’Évangile, de la négligence par rapport à la Parole de Dieu, de l’accaparement des gens par les soucis de la vie ; mais à d’autres moments, la joie du prêtre est immense en voyant des personnes cheminer dans la foi, se former, accepter peu à peu de venir régulièrement à la messe ; quel que soit notre ministère, les deux choses sont le lot de notre quotidien. Et le sentiment premier qui nous anime, c’est de sentir que nous avons fait l’expérience de la proximité du Royaume des cieux à travers un appel mystérieux ; certes la déception s’empare de nous en voyant parfois des chrétiens qui semblaient prometteurs, prêts à s’engager, et qui prennent prétexte de leur liberté pour se défiler ; mais l’appel premier qui nous a atteints fournit un socle de bienveillance par lequel nous pouvons résister à toutes sortes d’ingratitudes ; on pourrait dire que la charité pastorale est une sorte de réservoir qui nous met en mesure d’offrir à chaque instant un accès à l’amour de Dieu, quelle que soit la réponse qui sera donnée ensuite.
Dans les réunions de la fraternité des prêtres de Saint François de Sales à laquelle j‘appartiens la charité pastorale fait partie des fondamentaux à approfondir ; elle est la charité de Jésus-Christ, l’unique Pasteur, répandue dans le cœur des évêques et des prêtres et vécue par eux en union avec Lui ; le Bon pasteur offre sa vie, dans sa mort et sa résurrection comme le chante la liturgie romaine de l’Église : « Il est ressuscité, Jésus, le vrai Pasteur, Lui qui a donné sa vie pour son troupeau, Lui qui a choisi de mourir pour nous sauver ». La charité pastorale nous donne l’équipement pour marcher sur la route du ciel en évitant de s’enfoncer dans les ornières : elle n’est pas incompatible avec la mise en place d’une organisation efficace de nos activités apostoliques, accompagnée d’une fierté légitime quand nous voyons nos efforts couronnés de succès, mais à condition de ne pas nous laisser éblouir pour autant par nos réussites ; elle nous fait apprécier aussi le trésor qui est la connaissance de Dieu notre Père et de notre Seigneur Jésus dans un abandon qui suscite la confiance ; la charité pastorale, parce qu’elle est « charité », est lisible pour tous, et parce qu’elle est « pastorale » est un peu la marque de fabrique des prêtres.
Chers frères et sœurs, le Seigneur a voulu que son amour soit communiqué à tous les hommes, non pas de façon indifférenciée, mais d’une manière repérable ; cette responsabilité est partagée en premier lieu par nous, prêtres, en vertu de l’appel que nous avons reçu, mais aussi par vous, puisque c’est pour vous que nous exerçons cette charge ; elle nous vient par le canal de la succession apostolique depuis la prédication des Apôtres ; c’est cette foi que nous allons maintenant proclamer. Amen.